Inspiré, Maurice Béjart s’est saisi de la Neuvième Symphonie de Beethoven en 1964 pour y refléter ses instincts les plus purs et réincarner un idéal de solidarité universelle. Entre prémonitions pré-soixante-huitardes et flirt avec le sacré. Audacieux, Gil Roman donne un nouveau souffle à ce « concert-dansé », cinquante ans après sa création.
La Havane, début des années 60, Maurice Béjart assiste à une représentation dansée par une jeune compagnie de danseurs noirs. Le vent frais de la révolution souffle dans les rues, les maisons et les théâtres. L’extase est tangible. Enivré par ce spectacle, Béjart se laisse envahir par ce sentiment nouveau de liberté et de joie. Alors que les vagues s’écrasent sur le Malécon, une idée naît, chemine et se forme dans son esprit. L’envie de créer le saisit. Oui, ce sera un ballet. Un ballet symphonique, « un concert-dansé ». Il imagine virevolter sur le plateau des ethnies de toutes les couleurs. Et parler de solidarité, d’amour universel. Tout y est ! Tout, sauf la mélodie.
Un soir, de retour à Bruxelles, en bavardant musique avec des amis, l’un d’eux s’exclame en plaisantant : « Pourquoi pas la Neuvième ? » Au lieu de trouver l’idée amusante, Maurice Béjart se précipite à la recherche du disque. Quand L’Adagio de Beethoven inonde la pièce, c’est là qu’il l’entend, vraiment, pour la première fois.
Commence ainsi l’analyse folle et méticuleuse de la partition. Lui qui n’a pas fait d’études musicales, finit par décortiquer l’architecture si complexe de l’œuvre et la mémoriser. Il thématise chaque mouvement. Le premier sera la terre, le combat pour atteindre un idéal. Le second, le feu, la joie de la danse. L’Adagio, l’eau, l’amour. Et à la fin, la liberté, l’air. Caméléon comme jamais, ne cessant de vouloir s’aventurer vers des contrées insoupçonnées, il se laisse guider par des notes sauvages et des chœurs imprédictibles. Il esquisse ensuite des pas, imagine des mouvements d’ensemble : un groupe de filles ici, des garçons par là, quelques solistes au centre, avec en tête l’idée d’un rituel qui en appelle à la solidarité, une danse qui s’adresse à la collectivité. Mai 68 n’est pas si loin. « Dans La IXe il y a de la danse, de la musique, du chant, du théâtre, dira-t-il dans une interview. On écrit que c’était une révolution, mais je n’ai fait que revenir aux sources. Dans la tragédie grecque le chœur antique parlait, chantait, dansait. La séparation des genres est arrivée plus tard. »
Créée dans un théâtre rond, le Cirque Royal de Bruxelles, La IXe Symphonie a été dansée par le Ballet du XXe Siècle dans le monde entier – de la superbe place Saint-Marc de Venise au palais du Kremlin, en passant par les arènes de Vérone et par Mexico, lors des Jeux Olympiques de 1968 – avant d’être reprise, à l’Opéra de Paris, dix-huit ans après sa dernière représentation de 1978. C’est avec une vidéo pirate, enregistrée à La Scala de Milan, que Maurice Béjart et Piotr Nardelli, son assistant de l’époque, retrouvent les gestes, l’émotion et l’esprit originel du ballet.
En Asie, en novembre 2014, cinquante ans après sa création, Gil Roman a eu l’audace de revisiter ce chef d’œuvre qui met en scène 250 interprètes : chœur, musiciens et deux corps de ballet qui ne l’avaient jamais dansé auparavant, le Béjart Ballet Lausanne et le Tokyo Ballet. Trois ans de travail, de voyages et d’échanges, afin de retrouver le sens primordial, l’idéal de 64. Avec l’aide de Piotr Nardelli, qui s’est rendu à Tokyo afin de transmettre aux danseurs japonais cette œuvre magistrale, lui qui l’avait dansée dans les années 70 et avait secondé Béjart dans la reprise par le Ballet de l’Opéra de Paris de 1996.
De cette communion sublime entre danseurs et musiciens sur scène, Gil Roman en rêvait depuis longtemps. Le Directeur artistique connaît intimement l’œuvre de Béjart et pour La IXe, il s’est gracieusement métamorphosé en peintre, en metteur en scène, en passeur. Sans maniérisme, il souligne ce que l’on pourrait ne pas voir : une main, un regard, un saut. Comme si chaque mouvement devait contenir l’ardeur d’un ultime geste. Rien n’est laissé au hasard.
Maurice Béjart a voulu colorer de brun, de rouge et de jaune les conversations poétiques des interprètes sur le plateau. Des extraits de La naissance de la tragédie de Nietzsche résonnent au son des percussions occidentales et bongos africains. Pour Béjart, la danse, elle seule, constitue un langage universel qui permet d’établir des liens entre les cultures. Elle possède un caractère sacré faisant appel aux forces occultes. En orientant la pensée nietzschéenne vers l’expression physique d’un sentiment profondément intime, Béjart cherche à trouver le point de jonction entre réel et transcendantal, entre apollinien et dionysiaque. Pour lui, danse et Dieu, philosophie et danse, ne font qu’un.
Ainsi, de l’obscurité à la lumière, les danseurs surgissent de l’ombre la plus mélancolique, pour embraser la scène. Ils tournent, courent, s’ébaudissent, cherchent la respiration commune et ce souffle qui va leur permettre de continuer. Avant peut-être que tout vacille, la lumière scintille, irradie. Le public, subjugué, s’attarde sur un pas de soliste, il respire avec un ensemble qui se construit progressivement. Les costumes, merveilleusement sobres, contiennent à la fois la présence et l’absence du corps. Avec délicatesse et fougue, les interprètes s’emparent du plateau pour le transfigurer. Ils deviennent des icônes. « Dansons comme des troubadours entre les saints et les catins, entre le monde et Dieu, notre danse ! » Tout est transcendé : la musique, la danse, l’Humanité.
Sophie Grecuccio
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