3 mars 2020

La IXe Symphonie – Beethoven & Béjart

Composée entre fin 1822 et février 1824, créée à Vienne en l’honneur du roi Frédéric-Guillaume III de Prusse, la Neuvième est un condensé de paradoxes et d’excès. « La dernière des symphonies », dira Wagner.

En chorégraphiant la Neuvième, Béjart signe un acte de foi envers le message initial de Schiller, une volonté de rassembler dans l’esprit de Beethoven, une prière collective et laïque.

 

À l’image de Beethoven, la Neuvième Symphonie est un condensé de paradoxes et d’excès. Sa durée, tout d’abord. Plus d’une heure, dont près de la moitié consacrée au seul quatrième mouvement dans lequel chœur et solistes rejoignent un orchestre croulant déjà sous les timbres des cordes, bois, cuivres et de percussions particulièrement fournies. Sa construction musicale, aussi, qui passe sans cesse de la fureur à la transparence, d’affirmations triomphantes à des zones d’ombre et de retenue. Le compositeur se moque des codes, invente des chemins inouïs au milieu d’un chaos délibérément composé. La progression de sa symphonie n’est pas linéaire, elle est contradictoire, turbulente, pugnace. Les thèmes jaillissent, disparaissent, prisonniers d’un gigantesque carrousel qui tourne, se répète, semble se disloquer avant de repartir de plus belle. Tout cela pour préparer la voie aux voix. Pour que le chant s’affirme, telle la révélation d’une solution suprême.

 

Un chercheur musical

Isolé, solitaire, souffrant, muré dans une surdité désormais complète, Beethoven n’a décidément rien à perdre et la laisse exploser sa fureur sonore grandiose, révoltée, survoltée, au service d’une exhortation à la solidarité, à l’amour, à l’embrassement universel. Il met sa personnalité individualiste de chercheur musical – ses expérimentations fascinantes dans le domaine de la sonate, du quatuor à cordes – au service du collectif. Et surtout, il construit une symphonie gigantesque pour la faire accoucher, finalement, d’une ode à la simplicité mélodique désarmante, qui va bien évidemment servir de champ d’exploration, entre variations, fugue et autres recettes de grand chef.

 

Le projet d’une symphonie avec chœur couvait depuis des années. La Fantaisie pour piano, chœur et orchestre de 1808 annonçait la couleur, dans un genre cependant plus bucolique puisque le poème de Christophe Kuffner célébrait la beauté des sons et des harmonies, « le soleil printanier des arts » capable de « faire surgir la lumière de la paix et du bonheur ». Mais Schiller, ses idéaux humanistes et politiques habitaient, déjà Beethoven depuis longtemps. Subissant le durcissement de la situation politique dans la Vienne dominée par Metternich, sa police et son hostilité aux idéaux de la Révolution française, Beethoven a remis l’Ode sur le métier en 1822, désireux que le message de Schiller soit accessible au plus grand nombre. Farouchement indifférent aux difficultés techniques qu’il imposait à ses interprètes instrumentistes dans le domaine plus élitiste de la musique de chambre, balayant d’un geste dédaigneux ou courroucé leurs commentaires effarés à la vue des partitions à jouer, persuadé de la pertinence de ses choix esthétiques dont il entendait parfaitement l’agencement dans sa tête, Beethoven a en revanche tenu à ce que sa Neuvième, dans la lancée de la Missa Solemnis, soit une œuvre pour le peuple. Pour tous. Il a réussi son pari. Au-delà de ses espérances sans aucun doute puisque, mise entre toutes les mains, son Ode à la Joie a été de toutes parts dévoyée.

 

Un hymne disputé

Rares sont les œuvres à avoir servi autant de maîtres. Si Wagner donnait à Woody Allen « l’envie d’envahir la Pologne », la Neuvième galvanisait le chancelier Bismarck, artisan de l’unification allemande : « si j’entendais souvent cette musique, je serais toujours très courageux. » Dans la mouvance des nationalismes, au 19ème siècle et à l’apparition des hymnes nationaux, ciments d’identité et par conséquent d’exclusion, l’Ode à la Joie est devenu « Hymne » et bientôt Schiller et Beethoven se retrouvaient enrôlés côte à côte… des deux côtés des tranchées. « L’Ode à la Joie est le seul hymne des Alliés, le credo de toutes nos justes espérances et il faudrait interdire à l’Allemagne criminelle de ne jamais en jouer une seule mesure », écrivait Camille Mauclair en mars 1927. Dès son avènement, le national-socialisme n’a pas manqué de s’emparer de Beethoven, « précurseur » de Wagner, bien que les spécialistes en généalogie n’aient pas pu prononcer un verdict autre que « Rasse gemischt » (race mélangée). Difficile en effet de faire abstraction du visage du compositeur, de ses yeux noirs, sa chevelure sombre, son corps disgracieux, aux antipodes des canons de la beauté aryenne.

 

Prière collective et laïque

L’opéra Fidelio était interdit mais l’Hymne à la Joie entonné lors des cérémonies des Jeux Olympiques de Berlin de 1936 au cours desquelles Pierre de Coubertin, impressionné par la parade, saluait « les ententes musculaires plus fortes que la mort même. » Hymne à la jeunesse gymnaste et au peuple allemand, la solidarité humaine excluait bien évidemment de son giron les races des sous-hommes. Il en est de même en Rhodésie en 1974, quand l’Hymne à la joie fut promulgué hymne national, au plus fort du régime de l’Apartheid. Entre temps, en 1972, Herbert von Karajan en livrait une version retouchée, évidemment raccourcie et simplifiée, qui allait servir d’Hymne européen. Et on se souvient également de Beethoven joué devant le Mur de Berlin en 1989 ou à Sarajevo en 1996.

 

La Neuvième comme pansement miracle à appliquer de toute urgence sur toutes les plaies que l’Humanité s’inflige. « Tous ceux qui se sont réclamés de la Neuvième sont partis de l’expérience de sa beauté pour aboutir à la nécessité de sa moralité », note Esteban Buch au terme de sa passionnante Histoire politique de la Neuvième de Beethoven (éd. Gallimard, 1999). Et de se demander « si nous sommes prêts à accepter l’idée qu’un jour, pourquoi pas, elle devienne muette sans que ce soit là forcément une catastrophe. »

 

Béjart l’a voulue dansée. La IXe en langage des corps, symphonie d’êtres en mouvements, en interaction les uns avec les autres. Orchestration d’énergies individuelles et collectives. La chorégraphie n’est pas une nouvelle entreprise de récupération, mais bien un acte de foi envers le message initial de Schiller, une volonté de rassembler, dans l’esprit de Beethoven, une prière collective et laïque, une ode au possible de l’Humanité, non un hymne à sa gloire. La Neuvième de Beethoven chorégraphiée retrouve, ainsi, sa place d’œuvre à vivre les pieds sur terre, dans notre réalité et dans ce que nous saurons en faire.

Dominique Rosset L’Hebdo

 

 

La IXe Symphonie de Maurice Béjart sera à Tokyo et à Lausanne en 2020

 

 

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